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samedi 28 janvier 2012

Cours modeste # 7 Wunderkammer : les communications (suite)

Cours modeste : Lis tes ratures   (Communication de Sébastien)


    Pourquoi des formes, des couleurs et leurs rencontres agencées dans un espace, leurs multiples combinaisons possibles produisent en moi des images, des idées qui me renvoient à ma pratique d'enseignant?
    Pourquoi les cabinets de curiosité en général et celui-ci en particulier me parlent et me questionnent sur mon métier?

    Parce que les cabinets de curiosité mettent en scène notre relation au savoir tout comme l'enseignant joue un spectacle de la connaissance avec et devant ses élèves.

    J'aimerais montrer que le cabinet de curiosité est un lieu où se croise et se mélange trois problématiques au cœur de cette question du savoir : 1° le savoir comme transmission, 2° le savoir comme transgression et 3° le savoir comme transformation.


le savoir comme transmission et captation de la réalité :

    Historiquement, l'une des fonctions des premiers cabinets de curiosité étaient de former les héritiers des familles riches aristocratiques en leur donnant à voir dans un espace commun l'incroyable diversité de la vie et la profondeur du temps.

   En effet, le cabinet semble dresser un inventaire du monde en accumulant les objets sous la forme d'une encyclopédie visuelle. Se côtoient pèle-mêle antiquités, des instruments scientifiques, des tableaux, des monstres en bocal, des animaux empaillés, des coquillages, etc...etc... On a l'impression d'une liste un peu folle, sans réelle unité.

   Le cabinet semble être un lieu d'apprentissage et de transmission où l'on donne à voir ce qui est remarquable avec toute l'imprécision que comporte cette notion.
   Lieu pédagogique mais aussi laboratoire, derrière l'imprécision se cache une volonté de mise en ordre de la diversité du monde.

   Ce n'est pas un hasard si le cabinet est rempli, d'armoires, de tiroirs, de cases. Le cabinet inventorie mais dans le même temps range et classe. Laboratoire parce que le collectionneur organise sa relation aux objets, tente d'agencer une unité sous l'hétéroclite, met en scène, essaie d'associer les objets en leur donnant une place.  Il tente de leur donner une intelligibilité.

 Or ce besoin de transmission qui passe par une mise en ordre implique dans le même temps la captation des objets et leur détournement.
  Le collectionneur s'approprie les objets, il est dans une logique de propriétaire, de mainmise et d'arraisonnement.
  L'objet exposé est un objet arraché de son contexte, déraciné, dé-territorialisé. La mise en ordre est aussi violence, elle est également une mise au pas.

  De plus, l'une des premières choses qui m'a frappé lors de ma visite de l'exposition, c'est l'omniprésence de la mort : les têtes de mort, les insectes naturalisés, les animaux empaillés, les ongles en bocal, les squelettes et l'humour de la biche morte mais soignée, pansée.  Par certains côtés, le cabinet fait penser à un cimetière.

  Comme si le savoir épinglait le vivant, empaillait la vie, la mettait en bocal? Ce risque des cabinets à n'exposer qu'un savoir mort est un risque qui me parle parce que c'est le risque que je courre chaque jour à n'exposer à mes élèves qu'un savoir momifié, ossifié, figé.
  Pour le dire autrement tout mon problème réside en ceci : comment transmettre à mes élèves, comment les amener à s'approprier un savoir sans tuer ce qu'ils étudient? 

  Or paradoxalement, le cabinet de curiosité apporte lui-même des réponses. Le cabinet n'est pas qu'une loge mortuaire, il est dans le même temps un dispositif transgressif. Le cabinet initie du mouvement, met en relation, confronte, fait s'entrechoquer des objets qui normalement ne coexistent pas les uns avec les autres.

  2° C'est ma deuxième partie : le savoir comme transgression ou comment déplacer mes élèves, comment faire de la transmission, une mise en mouvement?

  Là encore, c'est l'exposition qui m'a mis sur la voie. Omniprésence de la mort, mais aussi omniprésence des monstres, le tricératops, mais aussi les hybrides, mi hommes mi animaux, les visages à base d'herbe, les femmes libellules, la vierge avec le serpent qui lui sort du ventre, les corps déformés d'alexandra Leyre Mein, les animaux verts ou bleus fluos  pour ne pas tous les citer.

  Le monstre provoque l'ambivalence chez le spectateur : il inquiète et fascine en même temps.
 Georges Canguilhen dans son livre La connaissance du vivant[1] dit que le monstre inquiète parce qu'il fait naître le soupçon que l'échec de la vie pourrait surgir de nous. En effet, le vivant se caractérise par sa capacité de stabilité et de reproduction du même. D'une biche sortira un faon, d'une laie un marcassin. Or le monstre nous rappelle que cette capacité est fragile et peut se dérégler.
  Il fascine parce qu'il nous confronte à l'extraordinaire plasticité de la vie, sa capacité à générer de la nouveauté, son potentiel d'altérité.

  Canguilhem pour parler de cette ambivalence dit que le monstre peut se comprendre à travers le couple de deux notions opposées et complémentaires : le monstrueux et la monstruosité[2].
   Le monstrueux émerveille, il est matrice. Il évoque la transgression comme force créatrice, puissance génésique, nouveauté.
  Inversement, la monstruosité inquiète. La transgression n'est plus alors une force positive, mais infraction à la règle, perturbation dangereuse par rapport à une norme, désordre destructeur, voir fascination au mal : « La monstruosité est moins une erreur de la nature qu'une licence des vivants »[3]

  Le cabinet semble être en équilibre entre ces deux images contradictoires du monstre.
  D'un côté,  le cabinet usine des formes nouvelles, propose des chemins inattendus de connaissance à travers l'entrelacement des objets qu'il met en scène. Puissance du monstrueux
  De l'autre côté, le cabinet semble vouloir domestiquer la sauvage diversité de la nature en la mettant en bocal, semble vouloir l'apprivoiser en l'empaillant. Comme si il voulait maîtriser ses déviances, la corriger en rangeant le désordre de la nature dans des cases. Peur de la monstruosité.

  J'en envie de dire que je suis moi aussi partagé dans mon travail entre la tentation du bocal et la fascination pour le désordre. Le monstre est une métaphore scolaire.
 Un exemple concret :
  L'école tout comme le cabinet de curiosité a pour fonction de trier, de classer dans des tiroirs, d'épingler dans des cases.
  Je travaille dans une école artistique et professionnelle. Trop souvent mes élèves ont été confrontés à l'échec scolaire. Si je voulais vous provoquer, être transgressif, je dirais que ce sont des monstres scolaires parce qu'ils s'écartent de la norme, et qu'il faut essayer de corriger cette déviance. Mais d'un autre côté, cette inadaptation est aussi paradoxalement un atout, une richesse.
 C'est là que réside mon ambivalence puisque c'est quelque chose contre lequel je me bats et que je ne veux pourtant pas voir disparaître. Ça me fait penser à une anecdote récente. Un jour je me demandais pourquoi un élève me rendait systématiquement des copies raturées, illisibles, monstrueuses... Je lui pose la question et lui me répond : « parce que ça fait bourgeois ». Ce que je voyais comme déficience et, que je continue à voir comme telle, n'était pas seulement cela, mais dans le même temps un choix esthétique et politique.

 Le cabinet comme mise en scène du monstre, image de la transgression, génère de la perplexité et de la désorientation. Il invite à créer des analogies, à dresser des ponts inattendus. Le cabinet tisse et produit du lien, provoque des associations d'idées, des rapprochements surprenants. Le cabinet n'est donc pas seulement cimetière mais aussi quelque chose à habiter, une maison à aménager indéfiniment.

  En  conclusion, j'aimerais montrer comment le cabinet de curiosité est transmission, transgression mais aussi encore quelque chose de plus, le cabinet pose la question du savoir comme transformation.

  3° Pour comprendre cette question de la transformation, je vais utiliser un concept d'Edgar Morin tiré de son livre La méthode[4]. C'est ce qu'il appelle la machine. J'aimerais vous montrer que le cabinet de curiosité en tant que dispositif de savoir fonctionne comme une machine.

  Qu'est-ce qu 'une machine[5] au sens de Morin?

   Une machine n'est pas un appareil mécanique composé de rouages, de pistons ou de  commutateurs. C'est beaucoup plus qu'un simple mécanisme artificiel qui se contente de fabriquer à la chaine toujours les mêmes objets.
   Mais et je cite « tout être physique vivant ou non dont l'activité comporte travail, transformation, production »[6].
   La machine pour Morin est une matrice qui produit quelque chose non pas de standardisée mais de nouveau, de singulier, qui n'existait pas auparavant. Littéralement la machine est productrice de surprise.
   La machine est de plus une « organisation ». C'est à dire qu'elle est constituée d'éléments , de beaucoup de parties qui interagissent les unes avec les autres et qui produisent des propriétés émergentes. De même le cabinet est constitué d'objets qui interagissent les uns avec les autres et de cette interaction naît des propriétés émergentes. On peut voir aussi une classe de la même façon où l'enseignant  interagit avec ses élèves.
  Ces interactions sont complexes et non réductibles à une causalité simple. Elles sont spontanées et imprévisibles, c'est à dire que la machine n'interagira jamais de la même manière.
   Dernière étape, qu'est-ce qu'une propriété émergente? C'est quelque chose qui est capable de création, d'autonomie et de reproduction au sens biologique du terme. En ce sens, une machine se rapproche de l'image de la matrice.
  Alors, on peut voir le cabinet de curiosité comme une machine qui usine des formes nouvelles et produit du soi, génère de l'identité.
  C'est à dire que le cabinet, par le jeu de l'interaction de ses parties, l'entrechoquement des œuvres et leurs multiples combinaisons possibles nous transforme en retour, agit sur notre identité en lui donnant à voir des liens inédits. Tout comme dans ma pratique d'enseignant, le jeu du savoir avec mes élèves,  me déplace et nous transforme.

  Transmission, transgression, transformation, peut-être  que l'un des intérêts du cabinet de curiosité et de faire fonctionner ensemble ces trois modes du savoir tout en maintenant leurs contradictions.

   « Oui, seul l'artiste, alors, sait s'y prendre.
     Il cesse de regarder, tire au but.
     L'objet certes accuse le coup.
     La vérité se renvole indemne
     La métamorphose a eu lieu [7]».
  


[1]    G.Canguilhem, Vrin 1965, 1992 pour l'édition de poche.

[2]    Ibid, « La monstruosité et le monstrueux », page 171 et suivante.
[3]    Ibid, page 174.
[4]    Edgar Morin, Opus Seuil, 2008.
[5]    Ibid, page 241 et suivantes.
[6]    Ibid, page 1475.
[7]    Fancis Ponge, Lyres, 1967, Poésie/Gallimard.

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