Pour ce cours modeste-ci nous avons, Axel et moi, fait la lecture créatrice d’un texte de Jacques Rancière, La poétique du savoir.
Cette démarche se veut donc modeste car intuitive et non érudite, elle se présente comme un bricolage, plutôt que comme un objet fini. Nous vous présentons ici un processus de connaissance plutôt qu’un savoir établi. Ce que nous vous exposons ce soir c’est la mise en texte de pérégrinations suscitées par la lecture du texte de Jacques Rancière. Ce sont ces connexions que nous avons établies entre les propositions de l’auteur et nos lectures…
Introduction : un cours modeste comme un tapis
Ma proposition relève d’un travail artisanal que j’ai voulu proche du « tissage », mot qui est tiré de Poétique du savoir...
(image tissage + image hantai)
J’ai, en réfléchissant à ce terme de « tissage », réalisé que la démarche de nos cours modestes relevait en fait, elle aussi, du travail de tisserand. Nous ne parlons jamais d’une voix, nous sommes trois et nous ne parlons au nom de personne, nous entre-mèlons les bribes de nos lectures libérées de toute vérité historique ou doctrinale aux fils d’un texte existant… ici le vôtre.
Je voudrais donc tisser au travers de ce texte comme une trajectoire à l’image de ces figures créées pour apprivoiser ce qui est fugace et incertain qu’on appelle « image de pensée ». Marie effectuera le tracé de cette trajectoire au tableau.
(image de pensée Marandon)
Le propos du cours : Ecrire l’histoire
Cette idée de « tissage » je l’emprunte, je l’ai dit, à la Poétique du savoir quand vous écrivez à propos du mode de récit démocratique qu’il devrait s’apparenter plus à un « réseau de paroles, de sujets, de collectifs tissés de mots fragiles », à la manière de Proust, Joyce ou Woolf plutôt qu’à des récits qui auraient comme sujet le peuple comme chez Hugo ou Zola.
Ce mode de récit se rapproche de l’essai : ce genre sans genre, cette écriture qui ne tend pas à exprimer un savoir mais que serait en soi un processus de connaissance. Le cours modeste est nous l’avons dit, l’exposition d’un processus de connaissance.
Deux textes lus récemment font échos à cette idée de tissage …L’ « Essai comme forme » d’ Adorno, pour qui « l’essai n’avancerait pas de manière univoque mais au contraire les moments (seraient) tissés ensemble comme un tapis. C’est du serré de ce tissage que (dépendrait) la fécondité des pensées »…et plus loin, pour revenir aux vertus didactiques de l’essai, Adorno écrit : « Tout comme l’apprentissage d’une langue étrangère l’essai comme forme s’expose à l’erreur…il est lié à l’absence de certitude. »[6] (Je reviendrai sur cette notion de langue, qu’Axel a déjà évoquée).Et j’insiste cette notion d’erreur possible et cette absence de certitude qui sont au cœur du concept de cours modeste.
Et puis, Rilke, relu avec bonheur 20 ans plus tard, dans deux de ses Lettres à un jeune poète, il évoque le roman de JP Jacobsen, Niels Lyhne. ..D’abord il exhorte son correspondant à le lire par ces mots : « Passez un moment dans ce livre, apprenez y ce qui vous semble digne d’être appris par vous, mais surtout aimez-le. Cet amour vous sera rendu mille fois, et quoi qu’il advienne de votre vie, il pénètrera le tissu de votre avenir comme l’un des fils les plus important parmi tous les fils de vos expériences, de vos déceptions et de vos joies »[7]…et dans la lettre suivante, toujours à propos de ce livre : « plus on le lit et plus il semble qu’il contienne la totalité de la vie…aucune expérience ne fut trop infime, et le moindre des évènements s’y déploie tel un destin, lequel est lui-même comme un large et merveilleux tissu dont chaque fil a été guidé par une main infiniment douce, placé à côté d’un autre, maintenu et soutenu par cent autres. »[8]
(image Ivana broderie révolutionnaire)
Ce qui m’a intéressé ici, c’est qu’il met l’expérience d’une part et le détail, l’infime d’autre part au centre de son propos, ce qui me parait essentiel quand on parle de savoir…et, a fortiori, quand on parle de savoir historique.
Je passerai par deux autres auteurs qui ont également abordé l’histoire par le détail, Barthes et Benjamin.
Roland Barthes, dans son cours sur le Neutre au Collège de France, se penche sur l’histoire dans son chapitre sur l’arrogance. Pour lui, l’histoire serait arrogante par ce qu’elle retient et par ce qu’elle oublie. Il oppose à cette histoire arrogante la tentative de Michelet qui a eut l’ambition de vouloir rendre la mémoire à tout (retour sur l’infime, le détail). Nous pouvons ici faire un parallèle avec la pensée faible par opposition à la violence du savoir dont parlait Axel.
Roland Barthes propose comme alternative à l’histoire, arrogante, la littérature, seul lieu, selon, lui où cette mémoire non arrogante serait postulée, la littérature qui serait comme « rayonnante », écrit-il ! Nous retombons sur cette idée de toile, et donc de tissage…
Walter Benjamin, véritable « chiffonnier de la mémoire » qui a tenté de saisir la figure de l’histoire en fixant les aspects les plus inapparents de l’existence, ses déchets presque, Hannah Arendt écrit dans son « Walter Benjamin chez Arléa: « Plus l’objet était petit, plus il semblait susceptible de contenir, sous la forme la plus concentrée, tout le reste ».
(image Pistoletto, Venus in rag)
Dans Poétique du savoir, ceci dit, la question n’est pas de savoir si l’histoire relève de la science ou de la littérature… A la suite Adorno, quand il parle de l’essai, votre proposition est claire c’est à mi-chemin entre les deux qu’on se situerait. Et ce mi-chemin il reste à le créer. Vous revendiquez une poétique propre à l’histoire qui se rapprocherait du genre sans genre qu’est l’essai.
Poétique du savoir comme un jeu d’enfant :
L’histoire n’a pas de langue propre. Voilà le constat. Elle doit donc se l’inventer.
Quel vaste et beau projet que l’invention d’une langue !
Ca me rappelle quand j’étais enfant et qu’on s’inventait une langue avec les copines pour ne pas être comprises des autres filles de la classe.
Adorno parle aussi d’enfance quand il s’agit de l’essai: « (…) on ne peut assigner un domaine particulier à l’essai. Au lieu de produire des résultats scientifiques ou de créer de l’art, ses efforts mêmes reflètent le loisir propre à l’enfance, qui n’a aucun scrupule à s’enflammer pour ce que les autres ont fait avant elle. »[9]
Je voudrais, avant de poursuivre sur la problématique de la langue dans laquelle s’écrirait l’histoire, m’arrêter un instant sur cette notion d’enfance…et proposer deux pistes de réflexion encore fragiles car peu abouties mais que j’avais néanmoins envie de partager avec vous…
Tout d’abord, l’enfant comme réceptacle de la mémoire, comme incarnation de la survivance et j’illustrerai mon propos par un extrait du film Dancing Dreams.
(affiche/photogramme Dancing Dreams)
Et puis, seconde piste, l’histoire qui n’a pas de langue propre peut-elle être considérée comme analphabète …je vous ferai alors écouter un morceau de musique..
Dancing Dream c’est ce film qui relate l’expérience merveilleuse que fait vivre Pina Bausch à des adolescents quand elle décide de monter avec eux un de ses plus célèbres spectacles Kontakthof...parmi eu une jeune fille d’origine yougoslave (Kosovo) qui évoque son parcours personnels et les traumas qu’elle porte en elle…
(extrait Dancing Dreams chap 6 ?)
Mon idée serait que ces enfants, dits de la guerre, constitueraient en en quelques sortes comme des traces du passé dans le sens où les enfants révèlent le poids du passé inscrit dans leurs gènes, qu’ils extériorisent au travers des gestes ou des paroles qu’ils mettent en scènes notamment dans leurs jeux (ici la violence avec laquelle la jeune fille danse)… Les enfants, contrairement aux adultes, s’approprient ce qui est refoulé, devenant alors comme des « minis historiens » qui travailleraient de l’intérieur l’Histoire et la mémoire d’une nation en combinant les temporalités : l’instant présent et immédiat dans leur jeu, le passé, et par leur être en devenir, l’avenir. J’ai entendu parler d’une réalisatrice belge …Vanagt qui aurait travaillé ce sujet là dans ses films au travers du cas des enfants de la guerre au Rwanda et au Congo.
Deuxième piste, toute aussi fragile : si, comme l’enfant, l’histoire n’a pas de langue écrite peut-on dire qu’elle est analphabète ?
En voici une de langue d’analphabètes : le « cante jondo » gitan dont parle G. Didi Huberman dans « Le danseur des solitudes ». Et je tisse ici un de mes fils à l’exposé d’Axel, en échos aux analphabètes du village de la mère de Pedro Almodovar…
(écoute La libertà de José Mercé)
Je fais ce détour par ce chant d’analphabètes car il invite à la liberté, il résonne comme une contestation (celle qui manquerait à la démocratie actuelle comme vous l’écrivez)…Contestation de la langue établie, du savoir.
Leiris, dans L’âge d’homme, fait l’apologie de l’analphabétisme : « L’analphabétisme n’est pas l’ennemi du langage, il peut être compris, non pas comme l’état sauvage ou infantile de la parole poétique, mais comme sa maturité, sa sagesse philosophique et enfantine (on y revient), son état de grâce, c'est-à-dire son libre jeu »[10]…
L’histoire a donc ce champ de possibles, ce terrain de jeu libre face à elle. Elle peut/doit se créer sa propre langue. Et comme tout acte de création, on parlera, d’acte de résistance.
Elle n’est pas la première à devoir s’inventer une langue pour survivre.
Je terminerai ainsi par l’évocation de 3 écrivains qui ont du s’inventer une langue…
Plusieurs auteurs d’Europe centrale, de langue allemande, se sont retrouvés dans cette situation. Deux auteurs dont j’ai déjà parlé, Rilke et Benjamin mais aussi bien évidement Kafka.
Rilke, qui considérait le monde autrichien comme un compromis superficiel (il ya en d’autres dans l’histoire des nations européennes de « compromis superficiels »,…) a failli abandonner plusieurs fois l’allemand, il a alors revendiqué une langue poétique construite en dehors de tout souvenir linguistique, voir en l’opprimant. Et c’est donc comme un objet étranger, comme un matériau poétique rebelle qu’il a finalement abordé cette langue (l’allemand).
Benjamin et Kafka, tous deux d’origine juive, vivaient au milieu de 3 impossibilités : l’impossibilité de ne pas écrire (car il devait se libérer) ; l’impossibilité d’écrire en allemand (la langue de l’oppresseur) ; l’impossibilité d’écrire autrement qu’en allemand (car il n’existait pas d’autres langues disponibles, le yiddish représentant pour eux la langue de la bourgeoisie juive dans laquelle ils ne se retrouvaient pas). Etrangers dans leur propre langue, ils ont choisi de l’intensifier afin de la dépouiller de ses significations. C’est la thèse de la « littérature mineure » développée par Deleuze et Guattari.
Intensifier la langue c’est exactement ce que propose Adorno quand il parle de l’essai comme étant un exercice où plus la pensée serait resserrée, plus elle serait féconde.
Benjamin, Kafka et Rilke avaient donc l’écriture en sursis.
Un peu comme ce que vous dites de l’histoire qui serait en sursis plutôt que finie ou clôturée.
La littérature mineure, la pensée faible, l’analphabétisme, le savoir douteux….notre champ sémantique s’enrichit…
Merci.
[1] In Jaques Rancière, Le maître ignorant, Paris, 2004
[2] in Bergala, L’Hypothèse cinéma , Paris, 2006.
[3] Vladimir Nabokov, Littératures I/II, Fayard, 1983
[4] Celle qui nous donne envie de visualiser ce que nous lisons en opposition à l’imagination personnelle ou émotionnelle, celle qui nous fait nous identifier à ce que nous lisons.
[5] La notion de plastique sociale permet de penser cette classe comme une sculpture sociale. Celui qui se re-singularise est, alors, artiste. Le professeur n’est que l’orchestrateur de cette « œuvre ».
[6] Adorno, Note sur la littérature, Flammarion, 1984, p.17.
[7] Rilke, Lettre à un jeune poète, Folio plus classique, 2006, p.19
[8] opcit, p.21
[9] Adorno, p.6.
[10] Je tire cette réflexion sur le « conte jondo » et l’analphabétisme du livre « Le danseur des solitudes » de Georges Didi Huberman, Minuit,
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire