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samedi 3 décembre 2011

Cours modeste # 6 Poétique de l'histoire yougoslave > Communication d'Axel

Cours modeste # 6 Poétique de l’histoire yougoslave

Le point de départ de tout ça, c’est le rapport à l’histoire. Histoire pour certains, histoires pour d’autres. Or l’histoire passe par la langue. Tout simplement l’accès à la langue ou encore la traduction : chercher ce qu’on a en commun.

J’ai imaginé ma contribution de ce soir comme un jeu, inspiré en cela par l’image que l’on trouve sur l’émission de France  Culture consacrée à Jacques Rancière : l’image de la craie qui sert à tracer un cercle. Comme des enfants dans une cour de récréation. Il y a donc différents temps dans mon propos.

1/Mise en route
Soit l’histoire yougoslave ! A la fois simple et compliquée. Au départ, il y a une histoire de langues (une Histoire de la langue !)
Je suis tombé sur un livre dans ma bibliothèque. Un livre pas encore lu (un vestige de mon passé de libraire où je recevais beaucoup de livres). La création des identités nationales[1] parle de création et d’Histoire et, compte tenu du sujet qui nous rassemble ce soir, je ne pouvais faire l’impasse sur un petit détour par ce livre. L’identité nationale est, selon l’auteur de ce livre Anne-Marie Thiesse, quelque chose qui se crée. Nous ne sommes pas loin de la fiction, de la poétique.
Par chance, il y a un chapitre qui parle des Slaves du sud (l’ancienne appellation des Yougoslaves) : au départ de ce pays, il y a la volonté de quelques uns (une poignée) de faire « converger » des langues pour donner une assise commune à ces peuples (on ne parlera pas des intérêts géopolitiques qui sous-tendent tout ça, c’est une autre Histoire) : Vuk Stefonovic Karadzic, Bartholomaüs Kopitar et Ljudevit Graj ont décidé de rogner les différences de leurs langues pour trouver un fond commun. La langue serbo-croate était née et ouvrait la voie à la Yougoslavie.
Je vois ce geste fondateur comme une façon de « tracer un cercle » autour d’eux. Il s’agit d’écrire ensemble l’histoire des Slaves du sud. Ici, la langue préexiste au pays. Et curieusement, la langue sera aussi son tombeau.
La langue est le point commun qui permet tout, la traduction est ce qui palie à ce manque. La fiction (comme écart) vient seconder la vérité.

2/Premier Pas : Almodovar
C’est ici que je m’autorise un petit détour par le cinéma et la biographie de Pedro Almodovar (dont le très beau dernier film nous remémore la présence). Pour le cinéaste espagnol, la fiction vient embellir la réalité ou pour le dire avec les mots de cette soirée : la poétique vient embellir la vérité.
Dans son petit village natal de la Manche, la mère du jeune Pedro avait ouvert une officine où les analphabètes se faisaient envoyer du courrier afin d’en prendre connaissance et, éventuellement, d’y répondre. Très vite, Pedro se rend compte que sa mère embellissait le contenu des lettres. Quand il voulu savoir pourquoi elle faisait ça, la mère lui répondit que la réalité avait besoin de la fiction pour être plus belle, plus complète. Le travail de la mère était de donner accès à la langue (cette même idée de traduction) mais dans ce trajet s’opérait autre chose : une action poétique. La traduction était infidèle. Ce moment aura été fondateur dans la création de l’identité du cinéaste : il fera de son cinéma une poétique de la réalité. Il s’émancipera aussi de son pays, mais ça c’est une autre Histoire !
Une fois de plus, mais différemment, la langue est ce qui manque !
La traduction a des rapports avec la démocratie au sens de Rancière : « la démocratie, c’est ce combat des démocraties, elle se conteste, vers sa propre limite » ! La traduction est un combat d’une langue avec une autre (ou avec son absence).

3/Deuxième Pas : Joseph O’Connor
Toujours sur le chemin de création de ce cours modeste, j’entame la lecture du nouveau livre de cet éminent représentant d’une certaine nouvelle littérature irlandaise. Muse raconte la rencontre et l’amour du poète et dramaturge John Millington Synge pour l’actrice Molly Allgood. Sur l’histoire véritable, O’Connor vient greffer sa prose. La greffe prend car le roman est bon mais le lecteur se demande bien-sûr où commence la vérité et à quel moment l’auteur la trahit. Mais est-ce vraiment une trahison ? Quelles différences entre des Mémoires et ce type de roman qui parle d’un personnage historique ? L’homme qui écrit ses mémoires n’a-t-il pas lui aussi enclencher une dynamique poétique dans le récit qu’il fait de sa vie, de ses actions et pensées ?
J’ai beaucoup aimé ce livre car il parle par la voix de Molly Allgood qui, cinquante ans après la mort de son amant, se pose encore toutes les questions de l’amour impossible (le poète venait d’une famille traditionnelle où la mère était toute puissante tandis que Molly vient, elle, d’une famille pauvre comme l’Irlande en a le secret). Sur Dailymotion, on trouve une présentation du livre Ghost Light (titre anglais) par son auteur : « je me suis basé sur des faits réels en imaginant beaucoup de choses ensuite. L’histoire vraie est pleine de mystères, on ne sait pas comment ils passaient leurs journées ensemble ». Plus curieux encore, on a retrouvé les 400 lettres de Synge à Molly mais les lettres de Molly ont toutes disparus. Que peut faire celui qui entreprend de raconter cette histoire ? Et puis, O’Connor a cette parole forte que l’on retrouve dans le texte de Rancière : « Il y a donc cet énorme silence au cœur de cette histoire or le silence est particulièrement attractif pour le romancier qui doit combler les blancs ». [2] Petite précision : ce livre n’est pas sur la Table des Traces, car il est parti parmi les membres de mon club de lecture.

4/Troisième Pas : Vattimo
Je terminerai ce bref parcours par un livre qui manque (encore un). Je l’ai lu quand j’étais étudiant en philosophie (il y a plus de 20 ans), il m’a profondément marqué (j’avais fait un travail à son propos pour le séminaire d’Anne-Marie Roviello, professeur ici à l’ULB) mais je ne l’ai pas retrouvé (encore une trace de mon métier de libraire : trouver le livre qu’on sait avoir en stock mais qui manque, encore et toujours).
Du coup, je dois en parler à partir de ma mémoire et me faire aider par les nouveaux médias. Le livre de Vattimo que je retiens se nomme La Pensée Faible. Face à la métaphysique forte, violente ; Vattimo défend l’idée d’une pensée faible. J’ai tout de suite aimé ce mot : il résonne en moi comme quelque chose de fragile. Robert Maggiori en parlait dans ces termes dans Libération : « Percer les catégories “ violentes ” de la métaphysique traditionnelle, pour retrouver un sujet “ affaibli ” qui soit enfin disponible “ pour une relation moins dramatique avec sa propre mort ”, disponible à l’Autre : le silence de la nature, l’animalité, le corps, la nature, Autrui. »[3]
Si je n’ai pas retrouvé La Pensée faible, j’ai par contre mis la main sur un autre livre de Vattimo : Les Aventures de la différence. Dans ce recueil d’articles, la pensée de Vattimo est encore toute empreinte de Nietzsche et Heidegger. C’est en lisant ces grands auteurs, il esquissera sa pensée. Chez eux, il a trouvé l’idée de la disparition des fondements et de la dissolution de l’histoire unitaire.

Le Grand Ecart : retour à l’histoire yougoslave
Que faire de ces trois références face à notre sujet de départ ? Le triangle Almodovar-O’Connor-Vattimo aide-t-il à penser ce rapport poétique à l’histoire ? L’histoire est habitée par ses manques, ses silences, ses erreurs de langages, ses écarts de traduction : un événement historique a lieu et la machine à histoires des témoins et de ceux qui leur succéderont se met en marche. Je pense que l’auteur d’histoire collecte des traces (opérant un choix) mais, à un certain moment, il trace autour de lui un cercle comme pour dire : maintenant laissez-moi travailler avec ce que j’ai, je vais me débrouiller !
Ivana Momcilovic et ses amis ont aussi joué à ce jeu : l’expo qui nous entoure nous le dit : la collecte, la traduction, le barrage (de la langue), le tissage sont les armes de l’historien modeste. Le résultat est une véritable poétique de l’histoire yougoslave.



[1] Thiesse A.-M., La création des identités nationales/Europe XVIIIe-XXe siècles, Paris, 1999.
[2] Sur le site Dailymotion : http://www.dailymotion.com/video/xl4qtl_joseph-o-connor-muse_news
[3] Maggiori R., Libération, 7 novembre 1985

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