Cours modeste # 5 Filmer à tout prix !
Introduction
Tout d’abord, le choix de rassembler ces trois courts-métrages. Le prétexte est simple : ils parlent tous les trois de femmes. Mais est-ce réellement suffisant. Je me mets brièvement à la place du spectateur (et de la spectatrice) qui tient en mains le programme (que j’ai trouvé in extremis au Potemkine). Je feuillette, mon regard s’arrête, essaie de comprendre la logique (ces programmes en forme de fasicules plus ou moins gros ont toujours une logique) et j’arrive bon an mal an à la page 50.
Qu’est-ce qui va me donner envie de prendre une place pour cette séance ? Et vous tous assis en face de nous, quelle est l’impulsion qui nous offre votre présence ?
Irma
J’ai vu ce court-métrage documentaire avec un certain plaisir. D’emblée le propos nous happe : que reste-t-il d’Irma ? On se pose assez vite la question documentaire par excellence : qu’est-ce qui vaut la peine d’être vu d’une vie ? Irma est une lutteuse, encore et toujours ! Elle boîte, claudique, a du mal à s’ «insérer » dans les rues encombrées de sa ville mexicaine. Son visage est émouvant : entre la fierté et la tristesse, entre la parade et l’amertume. C’est pour ça qu’elle nous touche !
Irma a décidé de nous montrer son corps. Elle est lutteuse. Son corps est une arme et si cette arme doit encore trancher, il faut encore et toujours l’aiguiser !
Et puis, comme un surcrôt d’âme, Irma chante, compose. Mais là encore, sa production est teintée de mélancolie : ses rancheros parlent d’hommes qui n’assument pas, les mandilons !
Plus tard, dans la progression du récit, un doute s’installe : à quel niveau se place-t-on ? Il y a différents genres de documentaires. Quel est le genre de celui-ci ? Veut-on se moquer ? Ou juste témoigner ?
Retour à ma question : que reste-t-il d’Irma ? Deux choses, deux types de choses : des gestes qui témoignent du corps et des archives qui témoignent de l’histoire. Corps et histoire sont intimenement liés chez Irma. Elle construit encore son corps car il est témoignage de son histoire.
Nous allons faire un petit détoure par la recherche de Marie qui s’est penchée avant tout sur la notion du geste et puis je reprendrai la parole
Solitude – Absence : Mater Dolorosa
Le portrait de chacune de ces femmes renferme selon moi un fort sentiment de solitude et d’absence …
Depuis quelques années je me penche sur le travail de l’historien de l’art allemand Aby Warburg, celui-ci a eu l’intuition de créer une histoire des images à partir des gestes dont certains apparaîtraient comme des survivances d’une époque à l’autre, d’une civilisation à une autre.
D’autres penseurs ont également évoqué l’importance des gestes comme traces de l’histoire.
Le poète Reiner Maria Rilke écrit dans une de ses « Lettres à un jeune poète », que le geste est ce qui sait, mieux que tout, « remonter depuis les profondeurs des temps ».
Le philosophe Pierre Fédida écrit : « L’Antiquité – païenne, juive, chrétienne – a inventé des gestes dont nous sommes encore, souvent à notre insu, les acteurs… ».
On pourrait donc écrire l’histoire de l’art et l’histoire en générale à partir des gestes humains.
C’est ce que nous allons tenter de vous montrer à travers des liens que nous faisons entre ces films et d’autres œuvres.
Alors je me suis interrogée sur quel serait ce geste qui aurait marqué l’histoire des femmes et exprimerait ce sentiment de solitude et d’absence. Quel est le geste qui aurait migré entre la réalité et les oeuvres d’art mais aussi à travers l’histoire des images elles-mêmes.
Et j’ai pensé que ce geste exprimé par les femmes de tout temps et qu’on retrouve dans l’iconographie depuis le début de l’Antiquité est un geste de douleur, de déchirement face à la mort.
Images de pleureuses
Le corps fléchi, il est terrassé par la souffrance qui lui est infligée, les bras sont parfois levés, le visage est crispé hurlant à la mort – d’autres femmes tentent de soutenir ce corps pour ne pas le laisser s’écrouler.
En observant ces images de pleureuses, leurs gestes me rappelaient ceux qui ont lieu dans un combat de rue.
Cette notion de gestes de la rue/de ces gestes populaires m’a fait penser au travail de Pier Paolo Pasolini qui « articulait poétiquement ces images du présent à une énergie qu’il puisait dans les survivances, dans l’archéologie sensible des gestes, des chants, des dialectes, des architectures ruinées des faubourgs de Rome ». (Ce sont les mots de Didi-Huberman).
Dans son film Accatone, j’ai pu retrouver dans la scène de la bagarre cette même gestuelle, ces mêmes hurlements du corps, cette manière de le retenir, de le contenir, cette violence qu’on retrouve dans les pleureuses.
Extrait de Pasolini : Accatone = 4e Chapitre 45’50’’
Captation d’image Pasolini - // Pleureuses
L’iconographie des pleureuses comme la scène de bagarre d’Accatone nous montre des corps qui luttent contre la douleur.
J’aimerais ici faire référence à aux Mythologies de Roland Barthes dans lesquelles il écrit que pour lui le catch n’est pas un sport mais bien le spectacle qui aurait pour finalité l’exposition de la Douleur et je le cite:
« Ce qui est ainsi livré au public, c’est le grand spectacle de la Douleur, de la Défaite, et de la Justice. Le catch présente la douleur de l’homme avec toute l’amplification des masques tragiques : le catcheur qui souffre sous l’effet d’une prise réputée cruelle offre la figure expressive de la Souffrance ; comme une Pietà primitive … ».
On la vu, Irma est une ancienne catcheuse. La carrière d’Irma ne survie que dans ses gestes, elle continue de préparer son corps, à nous montrer ce qui reste de sa vie.
Cette routine masque imparfaitement l’absence de combats qui étaient sa raison d’être. Cette routine est en soi le seul combat qui lui reste.
« Le catch, écrit encore Roland Barthes, propose des gestes expressifs, exploités jusqu’au paroxysme de leur signification… Le geste du catcheur vaincu signifiant au monde une défaite que loin de masquer, il accentue et tient d’un point d’orgue, correspond au masque antique chargé de signifier le ton tragique du spectacle. Au catch, comme sur les anciens théâtres, on n’a pas honte de sa douleur, on sait pleurer, on a le goût des larmes ».
Axel
Au niveau du concept même de lutte, on peut se poser la question suivante : la lutte a-t-elle un genre qui lui correspond plus particulièrement ? L’inconscient collectif fait sans doute pencher la balance du côté masculin mais l’histoire de l’art semble contredire cette affirmation. Dans les images projetées, on voit des femmes qui luttent dans une espèce de retenue du corps de l’autre. La lutte est aussi soutien. L’histoire de l’art ajoute un poids dans la balance : la femme lutte. Et de toute façon, la lutte même masculine fait appel à une grammaire toute féminine de la préparation du corps.
Bon an mal an, Irma est un « personnage » : il reste des choses qui nous indiquent une présence.
Diane Wellington
Nous sommes d’emblée dans un climat d’archives. Un texte agrémente le tout et installe une ambiance de film muet. La bande sonore mêle vent et piano.
Le texte nous donne, au compte-gouttes, des indices. Ce film nous place sous le signe du manque : toujours quelque chose manque à l’archive : la voix, la cohérence (ce qui tient ensemble les choses nous dit l’éthymologie latine de ce mot), la succession chrono/logique. Et puis une personne vient véritablement … à manquer. La gamine a disparu. Le champ sémantique s’enrichit : solitude, mélancolie, disparition, absences, fugue, inertie (du corps)… Diane se serait enfouie avec un bel étudiant…
Le soufflé retombe ! Le film passe à la couleur et devient comme une édition de presse à sensation… Beaucoup de questions sont posées ! Puis la caméra se fixe sur la voie ferrée comme si la caméra (qui capte ces archives) s’était joliment fourvoyée !
Boltanski : Archives – La petite mémoire – L’absence :
J’ai envie de revenir sur cette notion d’archive à partir du travail de Christian Bolstanski.
Dans sa volonté de recencer les gestes, les attitudes, les objets de personnes ordinaires, l’artiste Christian Boltanski, élabore un travail sur la mémoire individuelle et collective. Il se fait archéologue de la la petite mémoire, celle qui n’est pas conservée dans les livres d’Histoire.
Dans son œuvre où sont conservés les habits de François C. (1972), les chaussettes marquent encore dans leurs plis la posture et la pliure du pied qui les habitaient.
Toutes ces traces que l’on conserve de la vie de quelqu’un – un corps mort, une photo, un vêtement usagé – sont les témoins d’existences passées, les reliques de l’humanité qui fonctionnent de manière ambivalente car comme le dit Boltanski :
« Plus on donne à voir le souvenir de quelqu’un, plus tu désignes l’absence de la personne … »
La seule chose que nous pourrons connaître à propos de Diane Wellington est l’histoire qui nous est contée par ces images, travaillée à partir d’archives c’est donc une manière de lutter contre l’oubli, de créer de la mémoire comme dit Marker, de parler de l’absence.
Comme nous l’affirmions plus haut, le réalisateur de ce film Arnaud des Pallières a inséré des phrases à la manière d’un film muet. La succession rapprochée des trois dias suivantes semblent indiquer ce travail sur les objets comme reliques d’une personne mais aussi comme ce qui déclenche les récits, fussent-ils effrayants !
(insérer les trois dias textes tirées de Diane Wellington)
Boltanski « pense que l’art est une tentative d’empêcher la mort, la fuite du temps ; l’art est toujours une sorte d’échec, un combat que tu ne peux gagner ».
Samuel Beckett estime « qu’être un artiste c’est échouer comme nul autre n’ose échouer ».
C’est à se demander si toute l’histoire de l’art ne raconterait pas cette même lutte contre l’oubli, ce même combat perdu d’avance ?
Red Shirley
Lou Reed, ce punk d’avant la lettre (je suis passé par l’expo Europunk au BPS 22 à Charleroi et ces images ont contaminées ma vision de l’icône rock) réalise une petite interview de sa cousine. Une fois de plus, la caméra s’attarde sur des archives : des photos : ce petit bout de femme, de cousine a traversé le siècle (et pas de n’importe quelle façon !) On en vient à penser à ce qu’aurait fait Arnaud des Pallières avec ces photos-là : une autre histoire !
Ce qui frappe cette fois, c’est la peau de la dame : on dirait du parchemin ! Lou, avec ses questions d’où pointe trop l’étonnement, déçoit. Certaines questions de Lou semble mettre en cause la mémoire de Shirley mais elle reprend le fil. Les souvenirs sont là, bien présents, purs comme des diamants. Traverser le siècle et collecter des souvenirs avec autant de précisions : Shirley est une véritable éponge. Son récit devient celui de son exil : à 19 ans, elle est seule sur un bateau avec ses deux valises. Elle navigue vers le Canada où elle ne restera que 6 mois.
Le passage du N/B à la couleur est trop facile. On joue avec nos sentiments. Parfois les images stoppent tandis que la voix continue : on arrête pas le flow de Shirley (sauf quand Lou met des extraits de son groupe Metal Machine Trio). Pour ma part, j’ai parfois eu envie de remettre Lou à sa place : il manque de respect à sa cousine.
Marie
Ce qui je crois, est effectivement interpelant Axel, c’est la peau de cette femme ! J’aimerais partir de là pour parler du travail du sculpteur italien Penone qui aurait une conscience aigue que la sculpture travaille avec des traces plutôt qu’avec des objets, que son objet serait même la trace…
Une partie de son travail consiste à relever des empreintes. Un fragment de corps est prélevé : ici une paupière qui est reporté par frottage sur un support. Par ce travail qui relève d’une grande patience, Penone rentre en contact de manière intime avec la peau, il se trouve au plus proche de ces fragments qu’on a pas l’habitude de voir de si près.
C’est comme si par ce travail le sculpteur pratiquait une lecture tactile des choses.
Il y a en effet, deux manières de connaître les choses : ou bien on veut le point de vue et alors il faut s’éloigner, ne pas toucher ; ou alors on veut le contact et alors l’objet de la connaissance devient une matière …
Ce que nous offre la peau de Red Shirley c’est de nous permettre un contact, une immersion tactile dans cette œuvre cinématographique.
Didi Huberman, dans son livre sur Penone, insiste sur le fait qu’entre soi et l’espace il n’y aurait que la peau. Elle serait « un porte-emprunte du monde alentour qui nous sculpte, la peau comme un champ de fouille de notre propre destin ; une écriture de notre chair… »
Tu vois je rejoins ici ton idée de peau comme parchemin … Les parchemins étaient ces feuilles, ces peaux servants de support à l’écriture.
Les archives, les objets, les gestes mais aussi la peau comme traces de l’Histoire.
Merci